«Les Américains ont semé l'anarchie en Irak. Il n'y a plus de sécurité. Du temps de Saddam, jamais nous n'avons connu un tel chaos.»Un pompiste de Bagdad

Le manque de produits pétroliers excède les Irakiens et met l'économie à genoux.

L'Irak en panne sèche

Libération : Par Didier FRANCOIS

Chômage, insécurité, inflation, le triptyque favori des récriminations irakiennes ne fait plus recette, supplanté par la question de l'essence. Une inexplicable pénurie de produits pétroliers sévit au pays de l'or noir. Partout, le carburant manque. Super, fuel, diesel semblent s'être évaporés. De sévères mesures de rationnement mettent l'économie à genoux et les automobilistes sur les nerfs. Devant les stations-service de Bagdad, des cohortes de véhicules attendent pendant des heures, pare-chocs contre pare-chocs, un plein hypothétique. Les queues se forment à la nuit, s'étirent sur les avenues, serpentent dans les ruelles, se prolongent sur les ponts ou sous les échangeurs, provoquant des bouchons cauchemardesques. Des familles dorment par roulement dans leur voiture pour ne pas perdre leur tour. Les esprits s'échauffent. Les bagarres sont fréquentes et les gens sont armés.

Bataille rangée. Saad Hussein Hachimi, gérant de la station d'Al-Mouthana, refuse d'ouvrir ses pompes sans protection militaire. La semaine passée, un impatient a tenté de se faufiler dans la queue. L'altercation qui a suivi a tourné à la bataille rangée. Les murs de son bureau sont grêlés de balles perdues. «Il y a trois jours, un homme est monté sur la cuve principale avec un briquet, menaçant de tout faire sauter si on ne lui faisait pas le plein. Il avait attendu toute la nuit et une partie de la journée, mais nous n'avons pas pu lui servir plus que les 30 litres autorisés», regrette le pompiste. «Les Américains ont semé l'anarchie en Irak. Il n'y a plus de sécurité. Du temps de Saddam Hussein, jamais nous n'avons connu un tel chaos. On travaillait 24 heures sur 24. Même la nuit, il n'y avait pas de criminalité. Si nous pouvions ouvrir comme avant, nous aurions résolu ce problème en quatre ou cinq jours.»

Devant les pompes d'Al-Mouthana, comme devant les principaux centres de distribution de la capitale, les forces de la coalition ont dû déployer des chevaux de frise pour retenir les débordements des automobilistes excédés. Casqués et en gilets pare-balles, des soldats de la nouvelle armée irakienne montent la garde aux abords de la station, le doigt sur la détente. «Notre mission, ce sont les pillards, les saboteurs et les terroristes qui veulent créer des problèmes, explique le lieutenant Haider al-Roubayaï, nous travaillons directement sous les ordres des Américains pour les capturer et ramener l'ordre au peuple irakien.» Bon supplétif, le lieutenant ne prend aucune décision sans en référer au sergent Ellerson, son instructeur de la première division blindée, dont il imite le style dans les moindres détails, chewing-gum, lunettes de soleil, gants de cuir aux doigts coupés. Et comme leur nouveau mentor, à 17 heures pétantes, la petite section irakienne plie armes et bagages pour réintégrer ses cantonnements.

Corruption. «Ils apprennent de leurs maîtres, crache Mohamed Ibrahim Youssef, chauffeur de taxi et chrétien, il faudra que quelqu'un leur rappelle les bonnes manières. Avant, la vie était facile. Aujourd'hui, ils passent leur temps à discuter de leurs postes dans le gouvernement des Américains, et pendant ce temps il n'y a plus d'électricité à Bagdad. Plus personne ne se préoccupe des gens simples. J'ai acheté un générateur mais je n'ai plus le droit d'acheter de l'essence avec un jerrican. Je n'ai droit qu'à 30 litres pour deux jours. Il me faut une semaine pour faire le plein de ma voiture. Quand voulez-vous que je gagne de quoi nourrir ma famille ?»

«Ce manque d'électricité est l'une des causes majeures de la pénurie actuelle, estime Satar Jabbar, l'ingénieur responsable de l'entretien des stations-service, la demande en carburant a augmenté quand nos pompes ne peuvent plus fournir autant qu'avant. Nous ne pouvons pas travailler pendant les coupures ni fonctionner en permanence sur un générateur. En plus, nombre de pompes ont été endommagées lors des pillages qui ont suivi la chute du régime. Nous n'avons pas les capacités de toutes les réparer.» Hakim Ismaïl Makhti maugrée. «La corruption, gronde le responsable de la vente du propane, c'est la corruption qui est à l'origine du problème. Au cours officiel, le litre d'essence vaut 20 dinars quand il en coûte 500 au marché noir. Une citerne qui disparaît, c'est un joli profit pour qui participe à la combine.»

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