Irak, l'épreuve

LE MONDE | 04.03.04 | 12h36


DURANT leurs années de guerre civile, dans le malheur et les massacres intercommunautaires, les Libanais avaient coutume d'incriminer la main de l'étranger. Etaient tour à tour stigmatisés les Etats-Unis, Israël, la Syrie, les Palestiniens, etc. Les Libanais n'avaient pas forcément tort, mais l'ingérence étrangère avait aussi, souvent, bon dos. Elle empêchait de se poser des questions sur la force du sentiment national, censé sublimer les particularismes religieux, dans l'épreuve que le pays traversait. Les Irakiens vivent un peu le même drame.

Face aux carnages perpétrés par un ou des groupes terroristes, mardi 2 mars, à Kerbala et à Bagdad, en des lieux vénérés par les chiites et l'un des jours les plus sacrés pour eux – celui de l'Achoura –, le réflexe le plus courant en Irak est d'accuser, en vrac, "l'étranger". Et, là aussi, ce n'est pas infondé : il est plus que probable que des éléments étrangers, infiltrés au lendemain de la chute du régime de Saddam Hussein et appartenant plus ou moins à la nébuleuse islamiste, aient leur part de responsabilité dans les attentats commis en Irak. Mais ce qui est en cause, c'est la capacité de résistance de la société irakienne à ces provocations. Ce qui est à l'épreuve, c'est le sentiment national irakien. Ce qui est en question, c'est l'aptitude des dirigeants chiites, sunnites et kurdes à empêcher une guerre civile, une "libanisation" du pays.

La veille des attentats, les uns et les autres venaient de faire preuve de sens du compromis. Au sein du Conseil intérimaire de gouvernement (CIG), sous tutelle américaine, ils s'étaient mis d'accord sur la Loi fondamentale. Ce texte est une sorte de Constitution provisoire devant régir le pays jusqu'à la tenue des élections fin 2004 ou début 2005 – lesquelles devront permettre la désignation d'une véritable Assemblée constituante. L'accord sur la Loi fondamentale doit autoriser le transfert du pouvoir fin juin : la fin formelle de l'occupation américaine au profit d'une pleine direction irakienne (sans doute le CIG élargi). Des points litigieux ont été longuement débattus : rôle de la charia (la loi islamique), fédéralisme, statut de la femme. Chacun des groupes a fait des concessions, notamment les chiites.

C'est le groupe-clé. Ils sont majoritaires (55 à 60 % de la population), sans jamais avoir exercé le pouvoir dans le pays. Les Etats-Unis ne peuvent pas se permettre de "perdre" les chiites d'Irak – ce qui, incidemment, est l'un des paramètres de la politique de Washington à l'égard des dirigeants chiites d'Iran : ces derniers ne sont pas sans influence sur leurs coreligionnaires d'Irak. Les attentats visent à faire basculer les chiites irakiens dans une spirale d'actes de vengeance contre les sunnites ; elle enclencherait une guerre intercommunautaire qui placerait les Etats-Unis dans une situation intenable.

Les chiites doivent à l'intervention américaine de les avoir délivrés de l'oppression. Mais, en retour, les Etats-Unis sont plus que jamais dépendants du comportement que vont adopter les dirigeants chiites d'Irak.

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