Jour de martyre pour les Chiites

Des attentats ont fait plus de 180 morts hier dans les sanctuaires de Bagdad et Kerbela. Accusés : les sunnites proches d'Al-Qaeda.

Par Didier FRANCOIS Bagdad envoyé spécial

mercredi 03 mars 2004


Une odeur de mort tenace, écoeurante, flotte partout sur la mosquée. Le carnage soulève l'estomac. Corps déchiquetés. Blessés atones, figés de stupeur ou mutilés hurlant leur douleur. Un homme se relève, titube, torse nu. Sa chemise a été soufflée par l'explosion. Son dos n'est que plaies. Brûlé à vif, il s'effondre. La foule panique, court sans but, poussée par sa seule peur. Piège fatal. Candidats au suicide, bardés de dynamite, les assaillants se sont mêlés au flot humain. Le premier kamikaze s'est fait sauter dans la cour du mausolée de l'imam Moussa Khazoum, à Bagdad, provoquant le chaos. Le second actionne son détonateur alors qu'il s'engage sous la voûte de la porte al-Raja. Dans ce couloir étroit, les effets de la bombe sont décuplés. Un lourd vantail en bois de cèdre vole sur une dizaine de mètres, fauchant des dizaines de victimes. Au sol, le marbre gris poisse de sang.

Minutieux. Devant les céramiques bleues de la porte al-Raja, un terroriste lance des grenades sur les pénitents qui convergent en cortège, par dizaines de milliers, vers la plus grande mosquée chiite de Bagdad, pour commémorer le martyre d'Hussein. Dès qu'il a déclenché sa charge, un quatrième complice se fait exploser à son tour sur une placette noire de monde, devant la porte al-Kabla. L'opération a été à l'évidence soigneusement coordonnée, avec l'intention de faire le maximum de victimes. Quelques minutes plus tôt, à 10 heures du matin, une attaque en règle, associant un attentat-suicide à des tirs de mortier et des bombes télécommandées, avait pris pour cible la procession qui se rendait au mausolée de l'imam Hussein, à Kerbela, ville sainte des chiites.

Hier soir, le docteur Abdelmadhi Abdelamir Jawad, directeur de l'hôpital général d'al-Kakh, dénombrait 70 tués dans les morgues de la capitale. Bilan éminemment provisoire puisque les services d'urgence de Bagdad avaient reçu plus de 200 blessés. «De sévères brûlures, des polytraumatismes, des fractures ouvertes, des plaies à l'abdomen et au thorax», décrit le médecin, «Certains dans un état très critique.» A Kerbela, où plus d'un million de pèlerins participaient au défilé, il y a eu 112 morts, selon le dernier bilan hier soir. Ce double attentat, à l'évidence planifié pour coïncider avec la fête sacrée de l'Achoura, est certainement l'action terroriste la plus meurtrière ayant endeuillé l'Irak depuis l'entrée victorieuse de l'armée américaine dans le pays, en mars de l'année dernière.

Soupçons. Pour les survivants du massacre, qui collectent les membres arrachés dans des paniers en osier, l'identité des auteurs de ces attentats ne fait aucun doute. «Ce sont les wahhabites d'Al-Qaeda, les agents d'Oussama ben Laden qui veulent déclencher une guerre civile entre chiites et sunnites en Irak», fulmine Wahid al-Salami. «Ben Laden et les débris du régime de Saddam», précise Abou Sahib al-Obaidi. Les haut-parleurs des quatre minarets dorés de la mosquée crachent un appel de l'imam. «Apportez votre aide aux policiers irakiens. Ce sont nos frères, qui protègent le peuple contre les ennemis de Dieu qui se sont attaqués aux obsèques de l'imam Hussein. Restez calmes. La stabilité reviendra dans le pays après le départ des colonisateurs américains.»

Responsables. Ceux qui dénoncent la main des sunnites intégristes derrière ces attentats n'hésitent pas à expliquer, avec une égale conviction, que ce sont les Américains qui en tirent les ficelles. «Leurs soldats gardent cette mosquée depuis des mois, mais ils sont tous partis avant-hier», remarque Abou Sahib al-Obaidi d'un air entendu. Le fait que les responsables religieux chiites aient demandé aux troupes de la coalition de ne pas se montrer près des mosquées pendant l'Achoura ne semble guère l'impressionner. Même son de cloche chez les gardes de la mosquée. «Les Etats-Unis ont toujours soutenu les wahhabites, gronde Feraz Ar Roubai. Ils veulent le chaos en Irak pour ne pas organiser d'élections car ils savent qu'alors nous chasserons leurs espions au sein du Conseil gouvernemental.»

Dans la ville sainte, comme à Bagdad, des miliciens chiites contrôlent tous les accès aux mosquées. Le commandement de la coalition a dû se fendre d'un communiqué officiel pour nier toute implication dans ces attaques. Au cours d'une conférence de presse, le général Mark Kimmit, numéro deux des forces américaines, a accusé le réseau d'un militant islamiste d'origine jordanienne, connu sous le nom d'Abou Moussa Zarqaoui, d'être à l'origine du carnage. Mais la principale autorité chiite, le grand ayatollah Sistani, a mis en cause les Etats-Unis, tout en appelant au calme et à l'unité nationale. «Nous imputons aux forces d'occupation la responsabilité des tergiversations dans les contrôles aux frontières de l'Irak, la lutte contre les infiltrations et le manque de renforcement des forces nationales irakiennes, qui ne reçoivent pas l'équipement nécessaire pour effectuer leur travail.»

Deuil. Le Conseil intérimaire a décrété un deuil de trois jours alors que les responsables des divers partis chiites multipliaient les appels à l'unité nationale. «Le peuple d'Irak traverse une terrible épreuve, a déclaré leur porte-parole, Hamid Alkiyev. Cette conspiration prend pour cible toutes les factions irakiennes. Nous traquerons le cerveau qui se cache derrière ces actes de terreur qui cherchent à provoquer une guerre civile et des violences sectaires. Mais les Irakiens resteront plus unis que jamais.»

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