"Le monde au point mort"
Par Jacques Julliard
L’Occident s’habitue tout doucement à être gouverné par des menteurs manipulés par des Folamour d’extrême-droite, ou par des incapables
UN GRAND SILENCE pèse aujourd’hui sur la planète, troublé seulement par
les explosions des voitures piégées, des bombes humaines et le ululement des
sirènes. L’homme de l’année écoulée n’est pas le GI transformé en martien de «
Time », c’est le kamikaze. C’est lui qui désormais scande le rythme de la vie et
de la mort. En Irak. En Afghanistan. En Israël. Et, virtuellement, dans le monde
entier.
Rien, décidément rien, depuis le déclenchement en Irak de cette guerre de
malheur, ne s’est produit comme prévu. Les opposants avaient espéré dans le
soulèvement des peuples contre les gouvernements bellicistes. Ils avaient cru
dans la vindicte du monde arabe. Or, Blair et Aznar se portent bien. Le monde
arabe nourrit contre l’Occident une colère blanche si bien rentrée qu’elle en
est inoffensive. Khadafi a fait sa soumission et renonce publiquement à des
armes qu’il était incapable de produire.
Quant aux partisans de l’intervention, ils n’ont rempli aucun de leurs
objectifs. Ils n’ont pas réussi à découvrir la moindre de ces armes de
destruction massive qui avaient servi de prétexte à l’agression - la démission
de David Kay, chef des experts américains chargés de la détection de ces armes,
est un camouflet cinglant pour l’administration américaine. Ils n’ont pas jugulé
le terrorisme, ils l’ont développé et lui ont servi de justification. Ils
viennent d’échapper de justesse au ridicule en capturant Saddam Hussein, mais ne
peuvent rien face à l’anarchie sanglante et au processus de morcellement de
l’Irak selon des frontières religieuses. Dans ces conditions, l’appel des
autorités américaines à l’Onu sonne comme un aveu d’échec et comme une tentative
de désengagement. Les Américains n’ont en rien réussi à enclencher la diplomatie
de mouvement qui devait couronner l’invasion de l’Irak. Les dictateurs n’ont
plus de souci à se faire. Ni les assassins nazis de Corée du Nord, que vient de
révéler la BBC. Entre Israéliens et Palestiniens, le processus de paix est
enlisé.
our couronner le tout, l’Occident s’habitue tout doucement à être gouverné par
des menteurs manipulés par des Folamour d’extrême-droite, comme George W. Bush,
ou, à ce qu’il paraît, des incapables, jouets de services de renseignements
fallacieux, comme Tony Blair. A tous les sens du mot, le monde est au point
mort. La politique de puissance de Bush nous conduit à l’impuissance. Vivement
Kerry !
Du côté du front du refus, le silence n’est pas moindre et le bilan guère plus
brillant. La Russie songe surtout à se faire aider, l’Allemagne à se faire
oublier, la France à se faire pardonner. Depuis l’échec du projet de
Constitution Giscard, l’Europe est en état de syncope. S’il est vrai – et c’est
hélas vrai – que l’un des buts de la diplomatie américaine actuelle était
d’empêcher l’Europe de faire son unité politique et opérationnelle, c’est l’un
des rares domaines où elle peut se prévaloir d’un succès : avec un élargissement
mal préparé, l’Europe est en train de signer sinon son arrêt de mort, du moins
sa renonciation à toute ambition politique. Impuissants à définir un projet
indépendant, les nouveaux venus ne possèdent qu’un pouvoir négatif, celui de
contrecarrer une alliance franco-allemande qui est la seule matrice possible
d’une unité politique, diplomatique et militaire de l’Europe. En attendant,
est-ce trop demander à Jacques Chirac que d’éviter de nous brouiller avec une
puissance étrangère chaque fois qu’il prend la parole ? La dernière fois,
c’était Taiwan. Etait-il nécessaire de lui déconseiller le référendum qu’elle
projette quand elle-même s’est abstenue de nous sermonner sur la Corse ? Le
contraste devient insupportable entre l’extrême idéalisme de notre politique
irakienne et le réalisme abusif de notre politique chinoise…
Il existe enfin à l’échelle internationale un troisième partenaire, les
altermondialistes. Mais on a vu, lors de la réunion de Bombay, les limites d’un
mouvement inorganisé et surtout contradictoire, utile pour dénoncer les
injustices de l’économie mondiale mais incapable de définir, encore moins de
promouvoir, un ordre différent. Là aussi, derrière l’avalanche des mots, c’est
le mutisme des idées.
La conclusion est inévitable : l’unilatéralisme de l’administration Bush conduit
à une véritable paralysie diplomatique de la planète. La plupart des
institutions internationales, Onu, Otan, OMC, Europe tournent au ralenti, sans
grain à moudre, sans ambition. Est-il possible, au nom du libéralisme, de se
contenter d’une société internationale en état de pilotage automatique, quand la
misère, le fanatisme et le terrorisme sont seuls à donner de la voix ?
J. J.
(le mardi 3 février 2004)