Les Américains détiendraient au moins dix mille prisonniers en Irak
LE MONDE | 12.01.04 | 13h12 • MIS A JOUR LE 12.01.04 | 13h38
Après avoir promis, récemment, de libérer quelque 500 prisonniers, l'administration américaine en Irak n'en aurait, en fait, relâché que quelques dizaines, suscitant la colère des familles. De source américaine, on affirme que 6 700 prisonniers "de sécurité" et 2 500 détenus de droit commun sont aujourd'hui incarcérés. Selon l'organisation Human Rights Watch, ce chiffre serait sous-évalué, compte tenu du fait que les forces d'occupation procéderaient à une centaine d'arrestations chaque jour. Le sort du détenu le plus célèbre du pays, Saddam Hussein, est par ailleurs le sujet d'une controverse depuis la décision américaine d'accorder à l'ex-raïs le statut de "prisonnier de guerre ennemi", un statut qu'il aurait lui-même négocié, ainsi que sa reddition, selon certaines sources irakiennes.
Bagdad de notre envoyé spécial
Ahmed Zaidan est révolté. Voilà trois jours qu'il attend devant la prison d'Abou-Ghraib, à une cinquantaine de kilomètres de Bagdad, et rien ne se passe. Il a fait le voyage de Mossoul pour accueillir son frère Saad, convaincu qu'il allait être libéré, comme la télévision l'a dit.
Les journaux en ont parlé. Alors il est venu, confiant, puisque Paul Bremer, l'administrateur américain, a annoncé, mercredi 7 janvier, que plus de 500 prisonniers allaient être libérés. Une soixantaine l'ont effectivement été dès le lendemain, ce qui a nourri les espoirs des quelques centaines de personnes qui se sont attroupées devant cette prison de sinistre mémoire. Elle est, en effet, synonyme de la répression du régime de Saddam Hussein, avec tous ceux qui y ont été détenus, maltraités et pendus. La guerre l'a entièrement vidée et soumise au pillage. Les Américains en ont repris possession et l'ont remise en fonction depuis le mois d'août. Aujourd'hui, environ 3 000 prisonniers y sont incarcérés, dont une bonne partie pour des raisons de sécurité.
C'est le cas de Saad Zaidan, matricule 762678, arrêté le 28 novembre lors d'un raid des GI. "Ils m'ont dit qu'ils le ramèneraient dans une heure et, depuis, on n'a eu aucune nouvelle", s'indigne son frère. "Qu'ils disent ce qu'ils lui reprochent ou qu'ils le libèrent. Les Américains nous traitent comme des chiens, alors que nous ne sommes pas leurs ennemis. On demande seulement la paix et le respect", dit-il en essayant de garder son calme. Comme lui, des proches d'autres prisonniers attendent une hypothétique ouverture des portes. Aucune indication n'a été donnée. Alors, ils patientent. Lorsque la foule se fait trop pressante, les soldats la repoussent à bonne distance. Un infirmier sortant de l'établissement est assailli, pressé de questions : "Connais-tu untel ?"; "As-tu vu un autre ?".
Certains en viennent même à regretter le temps de Saddam Hussein car, "au moins, c'était plus organisé ; on savait comment il fallait procéder". Des listes de noms ont été placardées sur des planches au-dessous de cette note : "A partir du 1er janvier, les détenus reçoivent une visite par mois. Les femmes le dimanche, les hommes le lundi. Les noms suivants ont reçu une visite, tel ou tel jour du mois". "C'est une plaisanterie !, s'emporte Mohammed Nury. Voilà trois mois que j'attends. Chaque fois, il y a un problème et c'est repoussé."
Manifestement, les Américains manquent de personnel pour faire face aux demandes. La gestion des détenus souffre également d'une coordination approximative. Toutes les personnes arrêtées lors des raids sont d'abord détenues pendant une semaine pour un premier interrogatoire, puis soit relâchées, soit soumises à d'autres interrogatoires qui peuvent durer plusieurs semaines, avant d'être incarcérées dans l'attente d'une décision. Un centre d'information a été mis en place il y a un mois et demi pour faciliter les recherches des familles. Les numéros des prisonniers sont fournis. Mais la machine administrative souffre de quelques ratés.
Hania Mufti, responsable de l'organisation de défense des droits de l'homme Human Rights Watch (HRW), est préoccupée. "En application de la convention de Genève, les Américains ont le droit de les détenir, mais la question est de savoir si toutes les garanties sont respectées. Les familles se plaignent de l'impossibilité d'obtenir des visites. Les listes sont complètes jusqu'au mois d'avril. D'une manière générale, il y a un manque de transparence et de communication." Le secret concerne également le nombre de prisonniers. "C'est le grand flou", dit Hania Mufti. Pour elle, le chiffre de 10 000 semble réaliste, mais elle s'interroge sur le nombre d'arrestations depuis la capture de Saddam Hussein, le 13 décembre, estimant qu'il peut être de l'ordre d'une centaine par jour.
BUREAU DES PLAINTES
Paul Bremer, lorsqu'il a annoncé la prochaine libération de quelque 500 prisonniers en signe de "réconciliation", n'a pas donné de chiffres globaux. De source américaine, on précise qu'il y a 6 700 prisonniers dits "de sécurité" - dont 99 sont considérés de "haute valeur" - et 2 500 détenus de droit commun. Tous sont répartis entre Abou-Ghraib, Mossoul et Oum Qasr, près de Bassora, pour les plus importants centres de détention, sans parler du camp installé dans l'enceinte de l'aéroport de Bagdad, où se trouveraient les "gros poissons", comme Saddam Hussein, si tant est que l'on puisse le savoir. Sur les quelque 500 libérables, seuls 60 ont été libérés pour le moment.
Pour sortir, il faut remplir trois conditions : ne pas avoir de sang sur les mains, renoncer à la violence et obtenir de quelqu'un qu'il se porte garant. Ce qui, au dire de tous, complique la procédure et peut expliquer les retards, incompréhensibles pour les Irakiens. Un bureau des plaintes vient d'ailleurs d'être ouvert à Abou-Ghraib. Un juriste américain écoute et enregistre les doléances au check-point n° 4. Inutile de dire qu'il y a foule et que les cas soumis sont de toute nature. Mais, devant la prison, on entend un unique refrain. Tour à tour, chacun raconte les circonstances de l'interpellation, puis un grand silence s'installe. Chaque fois, ou presque, c'est la même chose : le raid de nuit, la fouille, le saccage quelquefois, l'humiliation, l'arrestation.
Beaucoup parlent d'argent volé. "Les dinars ou les dollars viendraient de Saddam pour attaquer les Américains. C'est pour cela qu'ils les prennent. C'est leur justification", raconte Hassan Faak Temule. Lors de la rafle, 21 personnes ont été emmenées, dont son père. Son frère, seul, a été libéré pour le moment. Venu de Nadjaf, il désespère, comme tous les autres. Sous les miradors, les conversations se nouent. Des vendeurs ambulants se sont installés. Dimanche, la foule était clairsemée, mais plusieurs dizaines d'irréductibles étaient toujours là. Mohammed Hussen est l'un d'eux. Il n'habite pas loin puisque sa maison est à Abou-Ghraib. "Je ne voudrais pas que mon fils Nasar sorte sans trouver personne qui l'accueille."
Michel Bôle-Richard